Délégation et partage du pouvoir

Par Gilles Charest, Mba 

Questions et réponses

La question de la délégation et du partage du pouvoir crée des mots de tête à de nombreux dirigeants. Ce problème pourrit les relations humaines en milieu de travail. Il met souvent en péril le développement des organisations parce qu’il en chasse des individus capables et expérimentés qui n’y trouvent plus d’espace pour continuer d’évoluer et faire valoir leurs talents.

Q. ___ Avez-vous déjà entendu ce type de remarques de la part de dirigeant et de gestionnaire ?

Le dirigeant « Dois-je me fermer les yeux et laisser mon directeur poser des gestes qui m’inquiètent pour l’avenir de l’organisation ? Moi à sa place, je ne ferais pas les choses comme ça ! Il me semble que mon expérience a de la valeur, pourquoi ne vient-il pas me consulter plus souvent ? Depuis que je l’ai nommé directeur, je n’ose plus lui parler de ce que j’observe sur le terrain de peur qu’il le prenne mal. Est-ce que j’ai bien agi en le nommant à ce poste ? Peut-être qu’il n’a pas tout ce qu’il faut pour faire le job ? »… Le gestionnaire « Il m’a confié la direction de cette unité, mais chaque lundi matin, il me rencontre avec sa liste de critiques sur les comportements de mon personnel et particulièrement sur ceux que je viens d’embaucher. Il veut du changement, mais je ne peux rien bouger. » « Chaque fois que je propose de faire les choses différemment, il hésite et remet à plus tard les décisions qu’il doit prendre pour m’aider à réaliser mon mandat. Ce n’est plus vivable. J’étouffe ! » R. ___ C’est une histoire classique écoutée aux portes des légendes du merveilleux monde de la vie organisationnelle contemporaine… Rien là de vraiment étonnant. Dès que nous sommes deux personnes et que nous avons des tâches à exécuter ensemble, la question du pouvoir se pose : qui dirige et comment allons-nous prendre nos décisions ? Nos ancêtres des temps préhistoriques ont dû répondre à cette question pour organiser leur vie en commun. Rien ne nous laisse à penser qu’ils avaient moins de difficultés que nous à ce chapitre.

Q. ___ Pourquoi la délégation de pouvoir est-elle si compliquée ?

R. ___ Parce que la passation des pouvoirs d’un individu à un autre exige des parties la réévaluation des stratégies qu’ils utilisaient avant cet événement pour satisfaire leurs besoins légitimes. Les anciennes habitudes de travail ne sont plus possibles et les nouvelles ne sont pas encore établies.

Q. ___ Quels sont les besoins auxquels vous référez ?

R. ___ Dans la période qui suit la délégation des pouvoirs, les besoins du dirigeant sont : le besoin d’être rassuré quant à l’évolution des choses, le besoin de rester en lien et associé aux réussites et aux difficultés de son collaborateur ainsi que le besoin de se sentir, dans son nouveau rôle, un contributeur significatif de l’organisation. Les besoins du gestionnaire sont pour sa part : le besoin d’un espace de liberté pour agir, le besoin d’appui pour réaliser ses engagements, le besoin de clarté quant aux attentes du dirigeant, le besoin de reconnaissance de sa contribution dans l’atteinte des objectifs communs.

Faits, émotions, besoins, demandes, ententes

Q. ___ Ces besoins sont légitimes et incontestables. Pourquoi donc est-ce si difficile de s’en parler ouvertement ?

R. ___ Parler ouvertement de nos besoins exige une grande lucidité et beaucoup de maturité. La plupart du temps nous ne sommes même pas conscients de nos besoins. Les événements nous bousculent et nous réagissons impulsivement sans prendre le temps de nous demander ce que nous voulons exactement. Dans des moments aussi importants et intenses que celui de la délégation de pouvoir, la précipitation risque de nous entraîner dans une suite de malentendus qui brouillent les communications.

Q. ___ Comment éviter ce piège ?

R. ___ Il faut savoir une chose : nos besoins affectent nos perceptions. Par exemple, si vous aller faire votre marché affamé, vous allez acheter avec plus d’entrain et dépenser beaucoup plus que si vous y allez après avoir bien mangé. Votre faim vous stimule. Votre besoin insatisfait aiguise votre perception des bonnes choses et vous pousse à l’achat impulsif. Pour prendre conscience de nos besoins, il nous faut faire le chemin inverse consciemment. Donc, partir de nos perceptions de la réalité pour remonter à nos besoins.

Q. ___ Cela semble logique, pourquoi est-ce si difficile ?

R. ___ Cet exercice n’est pas facile car, dès le point de départ, notre perception des faits prend rapidement la couleur de nos interprétations. Par exemple : mon patron me pose des questions concernant une décision que je m’apprête à prendre et j’interprète qu’il veut m’imposer son point de vue. Ce n’est peut-être pas le cas, mais c’est le procès d’intention que je lui fais tout de même. Mon comportement se conformera à mon interprétation des faits. Les conséquences sont évidentes. La première difficulté à surmonter pour reconnaître ses besoins c’est de distinguer les faits des interprétations que nous en faisons.

Q. ___ Y a-t-il d’autres difficultés ?

R. ___ Et oui ! Il faut aussi réussir l’épreuve de la gestion de nos émotions. La réalité ou l’interprétation que nous en faisons fait impression sur nous et provoque des émotions. Nos émotions nous renseignent sur l’état de satisfaction de nos besoins. Si je suis en colère, c’est que je n’obtiens pas satisfaction par rapport à mes besoins. Si je suis triste c’est que j’ai perdu une source de satisfaction. Si j’ai peur, c’est que j’anticipe la perte d’une source de satisfaction. Si je suis survolté et joyeux c’est que j’anticipe la satisfaction d’un besoin. Etc. Or, nous ne sommes pas à l’aise avec nos émotions surtout si elles sont désagréables et nous passons vite aux jugements qui accusent l’autre d’être la cause de ce que nous ressentons. « Si mon patron questionne mes intentions, c’est bien sur parce qu’il ne fait confiance à personne. C’est un malade, un contrôlant obsessif, tout le monde le sait ! » « Si mon collaborateur ne me consulte pas, c’est parce qu’il s’est compromis auprès de son équipe et qu’advenant que je ne partage pas son point de vue, il ne veut pas perdre la face devant ses employés, c’est un orgueilleux. ! » Vous avez là des exemples d’interprétation et de jugements qui distraient d’une réflexion consciente des besoins. Une fois ces interprétations et jugements écartés, nos émotions vont nous renseigner plus clairement sur nos besoins et nous serons en mesure de faire à l’autre des demandes claires pour les satisfaire.

Q. ___ J’imagine que cette étape est relativement facile ?

R. ___ Pas vraiment. Une fois nos besoins identifiés, il reste une étape importante à franchir. C’est l’étape de la demande que nous confondons souvent avec exigence. Nous avons tendance à vouloir que les choses se passent comme nous le désirons. Nous confondons alors désirs et besoins. Un vrai besoin ne dépend d’aucune circonstance ni d’aucune personne spécifique, il est relié à notre être même. Nous avons tous besoin de sécurité, d’affiliation et d’influence. Si nous arrivons à échanger au niveau de nos vrais besoins, les chances sont grandes que nous puissions nous comprendre et de trouver les moyens de les satisfaire. Quant à ces moyens, ils se doivent êtres négociés et non imposés d’où l’importance de la demande et non de l’exigence. Les négociations échouent toujours là où nos demandes ne sont que des exigences déguisées. Il se peut que la personne à qui nous faisons notre demande ne consente pas à y répondre de la façon que nous le souhaiterions pour diverses raisons qu’elle sera alors capable de nous exposer. En restant ouvert aux besoins légitimes de l’autre et aux nôtres, il est rare que nous ne puissions pas trouver des moyens acceptables de satisfaire nos besoins mutuels. Ce faisant nous entrons en relation de cœur à cœur sans jugement et sans interprétations. Nous sommes alors capables de nous mettre à la place de l’autre et d’éprouver la situation de son point de vue. Nous avons dès lors développé une grande qualité : l’empathie. C’est l’une des clés de la communication authentique et efficace. L’autre étant cet élan inné qu’on pourrait appeler la bienveillance intentionnelle ou l’amour et qui ne cherche en définitive que le bien véritable de l’autre. Encore faut-il rester vigilant pour que nos vieilles peurs et la méfiance qu’elle engendre n’étouffent pas cet élan.

Déléguer et partager le pouvoir oui, les responsabilités jamais !

Q. ___ Revenons au partage du pouvoir. Si nous pouvons déléguer à quelqu’un d’autre le pouvoir d’agir en notre nom, nous ne pouvons pas nous dégager de notre responsabilité quant aux conséquences des gestes que posera notre mandataire dans l’exercice de ce pouvoir. N’y a- t-il pas là un élément qui expliquerait la difficulté inhérente à la délégation de pouvoir ?

R. ___ En effet, déléguer et partager le pouvoir ne signifie pas abdiquer ses responsabilités. Pour éviter la confrontation, il est de ces dirigeants qui préfèrent se retirer et laisser toute la place à ceux qu’il mandate. Ils abdiquent parce qu’ils ne sont pas capables de concevoir assumer des responsabilités sans avoir le pouvoir de tout décider. En fait, ils sont très mal à l’aise de parler ouvertement de leurs vrais besoins. Ils préfèrent fuir ou dominer. Le président d’une entreprise demeure responsable de tout ce qui se passe sous son administration. Il ne peut pas invoquer pour s’en dégager le fait qu’il a délégué à d’autre le pouvoir d’agir en son nom. Cela ne devrait pas l’empêcher de partager son pouvoir. Partager le pouvoir n’est pas synonyme d’y renoncer. Le pouvoir c’est comme l’amour, plus on le partage, plus on en a. Clarifier les champs de compétences

Q. ___ Une des stratégies pour faciliter la délégation de pouvoir n’est-elle pas de clarifier les champs de compétences des différents niveaux hiérarchiques ?

R. ___ C’est en effet une pratique utile d’autant plus qu’elle affirme une loi de l’organisation que l’on a tendance à associer faussement à de la dictature. Le but des niveaux hiérarchiques n’est pas d’établir la domination des instances supérieures sur les instances inférieures, mais d’améliorer la vision d’ensemble par l’élévation du point de vue. Plus on s’élève dans l’échelle hiérarchique d’une organisation, plus la vue d’ensemble s’élargie et plus, en revanche, la perception des détails s’estompe. Or pour la bonne marche d’une organisation, les décisions doivent tenir compte des deux points de vue : la vue d’ensemble pour orienter l’entreprise et la conscience des détails pour respecter les limites de l’organisation. Si l’exercice menait à cette seule compréhension, il en vaudrait la peine. Mais il est loin d’être suffisant.

Q. ___ Pourquoi dites-vous que la clarification des pouvoirs n’est pas suffisante pour régler le problème ?

R. ___ La clarification des champs de compétence est une photo, dans le temps, des contributions de chaque niveau hiérarchique à la réalisation de la mission de l’ensemble. C’est utile pour permettre à chacun de mieux saisir son rôle, mais c’est un cliché statique qui ne tient pas compte de la réalité dynamique d’une entreprise. L’environnement changent constamment ce qui oblige à des confrontations de points de vue et à des ajustements constants. Plus qu’une clarification des champs de compétences, c’est d’un mode de gouvernance dont il faut se doter. 5 Le mode de gouvernance sociocratique

Q. ___ Quel mode de gouvernance pourrait le mieux faciliter la délégation dynamique du pouvoir ?

R. ___ Nous connaissons le mode autocratique et le mode démocratique de prise de décision. Ces deux façons de faire excluent des membres du processus décisionnel. Ce qu’il faut, c’est un mode de gouvernance qui les inclut tous. Les recherches sur l’efficacité organisationnelle ont démontré de façon constante depuis 40 ans que le facteur le plus important pour assurer le développement harmonieux d’une entreprise est le développement et le maintien d’un fort sentiment d’appartenance de ses principaux acteurs. Ce sentiment d’appartenance se développe seulement si les acteurs de l’organisation peuvent participer aux décisions qui affectent la satisfaction de leurs besoins et avoir la garantie que leurs points de vue seront toujours pris en compte dans le processus de prise de décision. Le mode de gouvernance qui garantie ces conditions s’appelle la sociocratie

Q. ___ La sociocratie, c’est un mot nouveau. Que signifie-t-il ?

R. ___ Le mot est connu depuis Auguste Conte. Il a fait son apparition en gestion dans les années 70. L’importance grandissante d’un mode de gouvernance éthique pour garantir en premier lieu la sécurité des investisseurs a popularisé ce mode de gouvernance. La notion que ce terme charrie s’exprime par l’association de deux mots : le premier, socio, du latin : « société » ; le second, cratie, du Grec : « pouvoir ». Le mot sociocratie signifie littéralement : le pouvoir de la société.

Q. ___ Doit-on parler de société quand on parle d’entreprise, d’organisation ?

R. ___ Pour une meilleure compréhension changeons le mot « société » par le mot équipe. Une équipe est une société à échelle réduite. Qu’est qui fait qu’un groupe devient une équipe, une société ? Un groupe d’individus qui attendent le prochain métro ne forment pas une équipe. Une équipe est un groupe de personnes qui non seulement tendent vers un but commun, mais entretiennent entre elles des liens significatifs et se donnent des moyens pour atteindre leur but. Ici, le mot important est liens significatifs. Les gens qui font équipe sont normalement conscients de l’impact de leurs faits et gestes sur les autres et en tiennent compte dans leurs décisions. Dans ce sens, une organisation est en santé quand l’idéal qu’elle poursuit vit dans ses membres et que grâce aux liens qui les unissent les talents de chacun sont reconnus et utilisés pour l’atteinte de cet idéal. Sans ces liens qui forment le tissu social d’une organisation, toute équipe, toute entreprise, toute société sont vouées à leur perte.

Q. ___ Le mode de gouvernance sociocratique serait-il en mesure de favoriser le développement de l’esprit d’équipe et par le fait même d’amenuiser les difficultés reliées à la délégation et au partage de pouvoir ?

R. ___ Oui, le mode de gouvernance sociocratique, en donnant aux membres d’une équipe un poids équivalent dans le processus de prise de décision, favorise le maintien des liens significatifs nécessaires à l’esprit d’équipe. En fait, posons-nous cette simple question : qu’est-ce donc qu’une bonne décision ? Une décision n’est ni bonne, ni mauvaise en soi. Elle est bonne uniquement si elle tient compte des limites de ceux qui vont vivre les conséquences de cette décision. En fait, elle est bonne lorsqu’elle construit l’organisation en fortifiant les liens qui unissent ses membres et elle est mauvaise dans le cas contraire. Autrement dit : parlez-moi des liens qui vous unissent aux autres membres de votre organisation et je vous parlerai de la santé de votre entreprise.

Q. ___ Comment donc reconnaître les limites de ceux qui auront à vivre les décisions qui se prennent dans l’entreprise ?

R. ___ Le mode de gouvernance, sociocratique propose à cet effet de prendre les décisions sur la base du consentement mutuel de ceux que la décision affecte. Explorer les objections de chacun va permettre d’établir les tolérances, les limites à l’intérieure desquelles la décision pourra être mise en œuvre. Pour implanter le mode de gouvernance sociocratique, il faut créer des lieux de parole et de prise de décision qui n’existent pas dans nos organisations traditionnelles. La structure hiérarchique classique est une structure d’exécution. Bien qu’indispensable pour coordonner l’action, elle n’est pas faite pour y prendre des décisions stratégiques. Dans cette structure, les individus n’ont pas un pouvoir équivalent. La sociocratie propose de créer ces lieux de prise de parole en les superposant à la structure d’exécution classique. Nous appelons ce complément de structure : le cercle de concertation. Pour la constitution des cercles de concertation et leur fonctionnement, je vous réfère à d’autres écrits sur le sujet.

Q. ___ Dans le cadre du mode de gouvernance sociocratique comment le problème de la délégation du pouvoir a-t-il été résolus ?

R. ___ La sociocratie offre un moyen pratique et toujours disponible de résoudre le problème de délégation et de partage de pouvoir parce que tous les membres d’un cercle de concertation au moment de décider d’une orientation à prendre ont légalement le même poids dans le processus de prise de décision. Dans ce contexte, le chef devient l’exécutant des décisions du cercle et non pas le seul preneur de décision. Ce changement dans le mode de gouvernance confère à chacun la sécurité nécessaire pour exprimer ses besoins et négocier la satisfaction de ceux-ci dans le respect des limites de tous. La question de la délégation du pouvoir ne se pose plus vraiment puisque maintenant, il appartient à tous. La sociocratie ne supprime pas toutes les tensions organisationnelles. Elle donne à chacun et chacune les moyens de faire valoir leurs intérêts et de d’atteindre le bonheur. Le bonheur n’est pas toujours confortable, mais sa poursuite rend heureux.

0 comentarios

Dejar un comentario

¿Quieres unirte a la conversación?
Siéntete libre de contribuir!

Deja una respuesta